Intérieur du Théâtre Royal
de Montréal en 1825
En 1815, une troupe américaine appelée la Société des Jeunes Artistes se produit à Québec et à Montréal. Ces Jeunes Étrangers, comme on les appelait, sont pour la plupart des artistes européens qui ont émigré aux États-Unis. Ils viennent présenter au public francophone des ballets, des pantomimes, des drames et des récitations publiques en français. Par exemple, un artiste dénommé Godeau, ayant fait ses classes au Théâtre des Variétés de Paris, se produit à Montréal et à Québec de 1822 à 1824 et interprète entre autres Crispin savetier de Montmartre. Ce renouveau favorise l’ouverture des premiers bâtiments modernes voués aux arts de la scène, soit le Théâtre Royal à Montréal en 1825 et le Royal Circus (rapidement renommé Cirque Royal) à Québec la même année.
Au début des années 1830, le vent d’inspiration venu de l’étranger s’accentue car les intellectuels dissidents fuient l'agitation politique qui sévit en France. Parmi les plus remarquables, l’acteur professionnel Firmin Prud'homme propose du Shakespeare traduit en français aux publics canadiens-français, il donne des leçons de jeu et participe à des représentations amateurs. Ce faisant, il permet aux adeptes montréalais de découvrir un style de théâtre moderne qui s'oppose au style déclamatoire de la tradition classique. Le journaliste et auteur Hyacinthe Leblanc de Marconnay contribue pour sa part à l’organisation d'une société d'art dramatique à Montréal, en écrivant des pièces et en montant lui-même sur scène à de nombreuses reprises pendant la décennie 1830.
Vers 1836, les membres de l’Union typographique de Québec fondent la compagnie théâtrale des Amateurs Typographes. Napoléon Aubin, un émigré d’origine suisse correspondant pour le journal montréalais La Minerve, en assure la direction. À titre de journaliste, de typographe et de directeur de théâtre, Aubin épouse les idées républicaines et socialistes et il est même brièvement emprisonné en 1839 pour avoir rédigé et publié un poème dans lequel il soutenait les Rébellions des Patriotes. La même année, il présente au Cirque Royal de Québec une interprétation controversée de La Mort de César, de Voltaire, ainsi qu'une pièce de son cru, Le Chant des ouvriers. Cette dernière provoque un tel tonnerre d'applaudissements que la police craint un nouveau soulèvement populaire semblable à celui des Rébellions. En plus de proposer des œuvres de dramaturges français, les Amateurs Typographes interprètent des pièces locales, dont Le Soldat français (1839) de Leblanc de Marconnay.
La corvette La Capricieuse, 1855
Vers le milieu du XIXe siècle, à la faveur du développement du réseau de chemin de fer, davantage de troupes professionnelles itinérantes effectuent des tournées au Canada : ces compagnies francophones originaires de la Nouvelle-Orléans, des Antilles et d’Europe, joignent les grandes villes canadiennes via les États-Unis. Des acteurs étrangers renommés viennent se produire au pays, accompagnés de comédiens locaux. À la même époque, en 1855, le navire français La Capricieuse accoste dans le port de Québec. Cette visite mémorable, la première d’un vaisseau français depuis 1761, marque la reprise de liens directs entre la France et le Canada français. Or, le clergé catholique se méfie de l’influence française, républicaine et laïque, tout spécialement de ses acteurs de théâtre qui interprètent un répertoire jugé « immoral » et « impie ». L’Église redoute un effet de contamination sur les esprits encore échauffés par les Rébellions des Patriotes de 1837-1838...
Antoine Gérin-Lajoie (1824-1882)
Peut-être dans le but de combattre le feu par le feu, l’Église se remet donc à écrire et à produire des pièces. Ainsi, parallèlement au théâtre populaire, le théâtre religieux et didactique renaît dans la seconde moitié du XIXe siècle, tout particulièrement dans le réseau des collèges classiques qui sont dirigés par l’Église et qui sont alors en pleine croissance. Les élèves s’y initient aux divers arts oratoires, dont le théâtre : ils montent et présentent des pièces comme Le Jeune Latour d'Antoine Gérin-Lajoie (1844), Stanislas de Kostka d'Hospice-Anselme Verreau (1855) ou Archibald Cameron of Locheill, un épisode de la guerre de Sept Ans en Canada des abbés Caisse et Laporte (1865), qui est une adaptation du roman Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé. Écrites à l'instigation du clergé, ou par certains de ses membres, ces pièces de théâtre religieux et didactique constituent l'essentiel des représentations données dans les deux premiers tiers du XIXe siècle.
Louis-Honoré Fréchette
vers l’âge de 30 ans
Jusqu'à la fin des années 1860, les pièces écrites au Québec restent largement tributaires de modèles européens classiques. Les textes de Pierre Petitclair et de Louis-Honoré Fréchette, par exemple, rappellent fortement Molière et Regnard par leur composante mélodramatique très importante. Le Jeune Latour d'Antoine Gérin-Lajoie s'inspire aussi, parfois jusqu'à la servilité, des tragi-comédies classiques du grand Corneille. Par ailleurs, les pièces moralisatrices de Verreau, de Proulx et d’autres auteurs comparables, présentent des filiations flagrantes avec les pièces composées pour les écoles des jésuites en France.
En conclusion, rappelons qu’avant la Confédération (1867), hormis les troupes professionnelles itinérantes et le théâtre des collèges classiques, il n’existe pas encore de véritable mouvement théâtral populaire. La conjoncture n’est pas encore favorable à l’éclosion d’un théâtre (professionnel ou amateur) proprement canadien-français, bien que la population soit de plus en plus consciente de la nécessité de mettre en place des mécanismes de préservation de la langue française, ainsi que de la culture et de l’identité francophone.