2.1 Les premières troupes francophones professionnelles

 

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Sarah Bernhardt

En 1880, la visite de Sarah Bernhardt marque un tournant irréversible dans l’univers du théâtre francophone canadien, car elle incarne la volonté de rétablir des liens forts et directs avec la culture française contemporaine. Célébrée et acclamée partout en Occident, cette grande actrice vient présenter Adrienne Lecouvreur au public du Canada. Dans sa foulée, les premiers comédiens de Paris se produiront sur les scènes des théâtres anglais où le public québécois francophone pourra, pour la première fois, apprécier le répertoire classique présenté dans le style déclamatoire français de cette époque1.

Louis-Honoré Fréchette (1839-1908), le « barde national » du Canada français, est présent à l’arrivée de Sarah Bernhardt le 22 décembre 1880 où, à trente degrés sous zéro, il récite quelques vers de son cru :

Femme vaillante au cœur saturé d’idéal
Puisque tu n’as pas craint notre ciel boréal
Ni redouté nos froids hivers
Merci…2

Annonce publicitaire pour la réouverture de
la saison théâtrale du cercle Frontenac à la
salle Jacques Cartier, 1er décembre 1879

À la fin du XIXe siècle, de nombreuses salles offrent au public une programmation très variée pour dix ou vingt sous : du music-hall, des acrobates, des chanteurs, des jongleurs, des comiques, etc., sans compter les salles paroissiales où plusieurs acteurs amateurs font leurs débuts. La diversité des spectacles répond aux goûts des diverses classes sociales. L’avènement du vaudeville américain, très prisé par la nouvelle classe ouvrière, divise le public francophone selon les origines sociales. La bourgeoise francophone, en pleine formation, juge ces spectacles trop populaires, voire vulgaires, et préfère le répertoire européen, ou encore elle milite pour la création d’un répertoire canadien-français.

La troupe des Soirées de
famille du Monument national

De toute façon, l’augmentation de la population citadine dynamise le théâtre francophone. En 1893, la Société Saint-Jean Baptiste fait construire le Monument-National pour affirmer la présence culturelle canadienne-française à Montréal. De son côté, l’Église patronne des productions plus convenables pour concurrencer les divertissements profanes dont elle juge les thèmes et le langage douteux. C’est dans cet esprit que sont lancées les « Soirées de famille » en 1898, organisées par les acteurs québécois Elzéar Roy et Jean-Jacques Beauchamp. Elles s’avèrent un divertissement familial édifiant pour le public francophone, avec la bénédiction de Mgr Bruchési, archevêque de Montréal.

Vue du théâtre «Auditorium»,
rue Saint-Jean, Québec, 1904

Les premières troupes francophones entièrement professionnelles apparaissent au cours de la décennie suivante : à Montréal, ce seront le Théâtre des Variétés d’Antoine Godeau et Léon Petitjean (1898), le Théâtre National de Julien Daoust (1900) et le Théâtre des Nouveautés (1902); à Québec, ce sera l'Auditorium (1903), dirigé par Paul Cazeneuve. On assiste ainsi aux balbutiements d’une institutionnalisation du théâtre en français, avec la naissance de sept salles francophones entre 1898 et 1900. Ces théâtres procurent du travail à plusieurs comédiens canadiens-français, dont Joseph Archambault dit Palmieri, Jean-Paul Filion, Elzéar Hamel et Julien Daoust, qui feront partie de la première génération d’acteurs professionnels locaux. Bien qu’à peine 15% de l'activité théâtrale montréalaise se passe en français, cette époque peut être considérée comme le premier âge d'or du théâtre francophone à Montréal. Grâce à la présence croissante de professionnels du théâtre et de salles adéquates où exercer leur métier, le XIXe siècle se termine donc sur une certaine vitalité de la scène francophone dans les centres urbains du Québec.

1 Sarah Bernhardt reviendra six fois au Canada, notamment à Montréal, Québec et Ottawa. Malgré l’opposition, du clergé qui condamne son répertoire provocateur, les représentations de la divine Sarah attireront les foules jusqu'à sa dernière tournée, en 1916-1917.

2 Archives des Lettres canadiennes, Tome V, 1976, p. 84.

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