Représentation d’une pièce de théâtre
d’époque, Montréal, vers 1934
Dans le second tiers du XXe siècle, une vision nostalgique et fortement nationaliste de l'histoire canadienne continue d’imprégner le théâtre du Canada français. Cela se manifeste dans le choix des thèmes mis en scène, généralement dans des pièces à saveur historique ou patriotique1. Il existe également des œuvres plus politiques, par exemple les œuvres anticommunistes des prêtres Antonio Poulin (Le Message de Lénine, 1934) et Hervé Trudel (Le Signe de la bête s'efface, 1937). Cependant, on ne peut pas encore parler de véritable dramaturgie canadienne-française.
La carrière de Gratien Gélinas incarne comme nulle autre l’émergence de cette dramaturgie. Gratien Gélinas fait ses débuts dans les années 1930 grâce aux feuilletons radiophoniques, ancêtres des téléromans, dans lesquels il joue divers rôles. C’est à la radio, en 1937, qu’il crée le personnage de Fridolin, archétype du jeune Canadien français qui traîne dans les ruelles des quartiers ouvriers de Montréal. Arborant fièrement son gilet tricolore des Canadiens et son slingshot (lance-pierre), il commente l’actualité dans son langage coloré, suffisamment critique et irrévérencieux pour plaire aux Canadiens français des classes populaires. Son personnage connaît un succès immédiat. Par la suite, Les Fridolinades, une adaptation scénique présentée au Monument National de 1938 à 1946, remporteront aussi un vif succès.
Gratien Gélinas dans son personnage
de Fridolin, vers 1940
C’est cependant pour avoir écrit, mis en scène et joué dans la pièce Tit-Coq (1948) que Gélinas passe à la postérité. Cette pièce raconte l’histoire d’Arthur Saint-Jean, dit Tit-Coq, né hors mariage dans une société encore très catholique où il était difficile d’imaginer pire illégitimité2. À l’instar de Fridolin, Tit-Coq est issu des classes populaires et, bien qu’encore loin du joual, il s’exprime dans une langue parlée bien de chez nous.
« À part ça, on sait qu'on vaut pas cher, mais on s'aime ben quand même, tous ensemble. Ça fait que je t'avertis: dans le temps des Fêtes, nous autres, on se lèche et puis on s'embrasse la parenté comme des veaux qui se tettent les oreilles jusqu'à la quatrième génération des deux bords! » (Extrait de Tit-Coq, Gratien Gélinas, éd. Beauchemin, 1950)
La simplicité du personnage et le réalisme de la situation dramatique mise en scène dans Tit-Coq permettent une identification complète des spectateurs de l’époque avec les personnages. La pièce sera jouée plus de 500 fois au Québec, puis traduite en anglais et présentée au Canada et aux États-Unis, avant d’être portée à l’écran pour le cinéma en 1952, et pour la télévision en 1984. Ce premier grand succès d’une pièce d’ici fonde les bases de la dramaturgie canadienne-française3.
Tit-Coq,
Monument National à Montréal, mai 1948
L’apport de Gratien Gélinas se manifeste également par son intense désir d’encourager la création locale et de monter des textes d’auteurs canadiens-français. Il achète le Radio-Cité, propriété de Jean Grimaldi, et y fonde la Comédie-Canadienne en 1957. Après une remise à neuf complète, ce théâtre sera considéré parmi les mieux équipés au Canada. C’est sur les planches de cette salle de 1 200 places que seront notamment produites les pièces de Marcel Dubé Un simple soldat (1958), Florence (1960), Les beaux dimanches (1965), Au retour des oies blanches (1966), Le Gibet de Jacques Languirand, ainsi que Bousille et les justes, une autre œuvre importante de Gélinas. Réalisant rapidement que le théâtre canadien ne suffit pas, à lui seul, à faire vivre une telle salle, Gélinas ouvre bientôt les portes de la Comédie-Canadienne à tous les arts de la scène : chanson, danse, comédie musicale.
Marcel Dubé, dramaturge, 1956
C’est justement à Marcel Dubé que revient le titre de premier véritable auteur dramatique du Québec. Entre 1952 et 1971, il écrit plus de 300 textes pour la scène, dont 23 téléthéâtres (textes dramatiques pour la télévision). Son œuvre marque un point tournant par son réalisme et par les thèmes nouveaux qu’il exploite. Dubé est le premier à montrer le vrai visage d’une société en plein bouleversement culturel et politique. S’attaquant aux divers problèmes familiaux, à la pauvreté urbaine – phénomène relativement nouveau à l’époque –, à l’inégalité des classes sociales, à l’émancipation de la femme, cet auteur propose aux spectateurs un portrait parfois négatif, souvent tragique, mais toujours juste d’un Québec en pleine transformation. À contre-courant des prises de position artistico-politiques alors en émergence, Dubé s’opposera toute sa vie à l’utilisation du joual, ce parler populaire urbain québécois ponctué de jurons et d’expressions dérivées de l’anglais. Dubé préférera écrire dans une langue suffisamment internationale pour être comprise à l’étranger. Or, dans les années 1960, ce français très populaire, joual au Québec, chiac ou français ancestral en Acadie, jouera un rôle significatif dans la redéfinition de l’identité québécoise et acadienne.
1 Rappelons que Dollard des Ormeaux, aventurier du XVIIe siècle, inspire pas moins de sept pièces publiées entre 1920 et 1938. D'autres textes honorent également des personnages célèbres, par exemple Charles Le Moyne (1925), pièce collégiale du frère Marie-Victorin, ou encore Brébeuf (1931), des pères Jean Laramée et Antonio Poulin.
2 La fable proposée par Gratien Gélinas est alors tout à fait d’actualité : pendant la Deuxième Guerre mondiale, Tit-Coq, qui vient à peine de trouver l’âme sœur, quitte son pays pour l’Angleterre. À son retour, sa belle Marie-Ange est mariée à un autre homme. Ne pouvant s’unir à la femme qu’il aime, qui devrait alors divorcer et avoir de lui des enfants qui seraient à leur tour illégitimes, Tit-Coq doit se résoudre à la poursuite de son destin.
3 Avant Tit-Coq, le théâtre était pratiquement absent des manuels scolaires et des ouvrages d’histoire littéraire. En fait, les historiens du théâtre considèrent que Tit-Coq est le premier texte dramatique canadien-français : avec cette œuvre, bien ancrée dans la réalité et la langue du peuple, Gratien Gélinas a ouvert la voie à un théâtre véritablement local.