3.4 Institutionnalisation du théâtre et essor des nationalismes

 

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Conservatoire de Musique et d'Art
dramatique, avenue Saint-Denis,
Vieux-Québec, 1950

Le théâtre canadien se structure et s’institutionnalise au cours des années 1950. Qu’ils visitent ou étudient à Paris ou à New York, les comédiens et metteurs en scène d’ici découvrent alors des expériences scéniques nouvelles et audacieuses qui nourriront dorénavant le théâtre francophone au Canada.

Au niveau étatique, on commence à reconnaître l’importance du théâtre pour le développement de l’identité culturelle. Jusqu’alors, les comédiens devaient apprendre « sur le tas » – les lieux de formation étaient rares; les plus chanceux allaient étudier à l’étranger – tandis que les compagnies de théâtre dépendaient des compétences et du bon vouloir de leurs promoteurs privés. Au milieu des années 1950 s’amorcent donc les premières initiatives gouvernementales visant à développer et à encadrer l’activité théâtrale professionnelle. Un peu partout au Canada sont créés des organismes pour soutenir les arts en général et le théâtre en particulier : qu’il s’agisse du Conservatoire d’art dramatique de Montréal1, du Conseil des Arts de la région de Montréal (1955), du Conseil des arts du Canada (1956), de l’École Nationale de théâtre (1960) ou du ministère des Affaires culturelles du Québec (1961). Le théâtre bénéficie dorénavant d’écoles de formation, du soutien de l’État et d’un encadrement professionnel. Plusieurs initiatives privées renforcent en même temps cette consolidation du théâtre francophone2, par exemple la mise sur pied de l'Association canadienne du théâtre d'amateurs par Guy Beaulne à Montréal, en 1958 : une association qui aura un impact considérable sur les troupes régionales de langue française partout au Canada.

«Le Chandelier» d'Alfred de Musset
présenté au Conservatoire d'art
dramatique de Montréal, 1964

Dans la foulée, de nombreuses troupes et compagnies francophones naissent ou s’enracinent solidement d’un océan à l’autre. En Acadie, le bicentenaire de la Déportation en 1955 entraîne une vague d'activité théâtrale à Moncton3. L’année suivante, Laurie Henri y fonde la Troupe Notre-Dame de Grâce, première compagnie de théâtre semi-professionnelle acadienne4, qui produira plusieurs pièces d’auteurs locaux. L’Ouest canadien n’est pas en reste : entre 1955 et 1960, on fait du théâtre en français un peu partout en Alberta, notamment à Saint-Paul, à Saint-Joachim5 et au Collège Saint-Jean d’Edmonton, où sont régulièrement montés des textes classiques. Enfin, le Cercle Molière de Saint-Boniface (Winnipeg), ainsi que le Théâtre Molière d'Edmonton et la Troupe Molière de Vancouver proposent de riches saisons théâtrales où les classiques français et les pièces d’auteurs canadiens-français (dont Gratien Gélinas) sont à l’honneur. En Ontario, il faut attendre 1967 pour voir naître le Théâtre français de Toronto qui présente des pièces d’auteurs de l’Ontario, du Québec et de la France.

Croquis pour le costume de l’Avare,
Cercle Molière, Manitoba, 1950

Favorisé par sa population largement francophone, le monde théâtral québécois s’avère particulièrement dynamique : de 1959 à 1968, le nombre de nouvelles troupes triple dans la seule ville de Montréal6 ! Outre les classiques, ces compagnies montent des textes contemporains ou d’avant-garde d’auteurs étrangers tels que Beckett, Gogol, Ionesco, Brecht, Tchekhov, etc. Si les textes avant-gardistes sont encore le plus souvent européens, on trouve aussi des œuvres de quelques dramaturges du Québec comme Jacques Languirand7, Jacques Ferron, Marie-Claire Blais, Françoise Loranger et Marcel Dubé8. Dans les années 1950 et 1960, ces auteurs sont notamment influencés par le théâtre européen de l'absurde, une tendance très contemporaine. De nouveaux répertoires et de nouvelles manières de travailler sont également développés. Par exemple, dès 1955, Paul Buissonneau dirige La Roulotte, une troupe itinérante qui propose du théâtre pour enfants dans les parcs de la ville de Montréal9.

Le monde théâtral francophone du Canada gagne progressivement en assurance et l’une des manifestations les plus évidentes de cette confiance sera l’adoption d’un niveau de langue parlée qui ressemble à celui du public. Nombre de dramaturges commencent à écrire leurs pièces en langage populaire, ou encore en joual ou en chiac, des formes plus extrêmes de parler populaire québécois ou acadien. Ces divers niveaux de langue sont alors considérés plus authentiques et rassembleurs. Rappelons que jusqu’aux années 1960, seul le français dit international était jugé digne de figurer dans les livres, les chansons, les émissions de radio, les films et, bien sûr, les pièces de théâtre10! Quelques pièces, dont Le Cid Maghané, de Réjean Ducharme, mais surtout Les Belles-Sœurs, de Michel Tremblay11, qui met en scène 15 femmes du monde ouvrier montréalais, propulseront le joual au rang de langue théâtrale.

«Les Portes», pièce de Robert Gurik,
présentée au théâtre de la place
Ville-Marie, 1965
Affiche du Théâtre de la Place présentant
«Canapés», un ensemble de pièces de
jeunes auteurs québécois, Montréal, 1965
«La Danse de Mort», présentée au Théâtre
du Nouveau Monde (TNM), Montréal, 1965
«Mais n'te promène pas toute nue» et «Feu
la mère de Madame», pièces de Feydeau, 1968

« Y faisait d’l’argent comme de l’eau, ça fait que moé, la folle, j’voyais pus clair ! Des cadeaux par icitte, des cadeaux par là, y finissait pus ! Ah ! j’en ai ben profité, un temps. Mais maudit, y fallait que ça arrive ! […] Y faut toujours que r’reçoive un siau de marde su’à tête ! Mais j’veux tellement sortir de ma crasse ! » (Extrait de Les Belles-Sœurs, Michel Tremblay, éd. Leméac, 1972)

En Acadie, le personnage de la Sagouine, créé par Antonine Maillet en 1971, fera également entrer le français acadien traditionnel dans la littérature.

« Trop mal attifés pour aller à l’église, t’as qu’à ouère ! C’est pour aller à l’église que le monde met ses plus belles hardes. Pour aller à l’église le dimanche. Nous autres, j’avons pas de quoi nous gréyer pour une église de dimanche. Ça fait que j’y allons des fois sus la semaine. » (Extrait de La Sagouine, Antonine Maillet, éd. Leméac, 1974)

En cette période de prise de parole et d’affirmation identitaire, l’utilisation des langages populaires les plus caractéristiques du Québec et de l’Acadie devient un choix politique pour les dramaturges du Canada français12. La table est mise pour les fastes années 1970.

1 Émule du conservatoire de Paris, le Conservatoire d’art dramatique de Montréal offre une formation gratuite de trois ans aux aspirants comédiens et comédiennes. Le programme est profondément pénétré de culture française, dans la diction comme dans l’interprétation. Le Conservatoire de Québec verra le jour en 1958.

2 Au Québec, le Théâtre du Nouveau Monde (TNM, fondé en 1951) met sur pied une école de formation pour les comédiens ainsi qu’un atelier-studio pour les répétitions, les décors et les costumes. En 1954, cette troupe remporte un tel succès avec Les Trois farces, de Molière, qu’elle est invitée à jouer dans le cadre d’un festival international de théâtre à Paris l’année suivante : le TNM devient ainsi la toute première troupe canadienne à se produire en Europe!

3 En fait, c’est l’ensemble du monde artistique qui témoigne de cette véritable explosion de la culture acadienne, tant dans la peinture, la chanson, la danse et la littérature que le théâtre.

4 Cette troupe devient le Théâtre Amateur de Moncton (TAM) en 1969, puis prend le nom de Théâtre Laurie Henri en 1981, suite au décès de son fondateur.

5 Notons que les paroissiens de Saint-Joachim jouent un rôle de premier plan dans le développement du théâtre français de leur ville : Ulric Blain, Émile Tessier et surtout, Alphonse Hervieux en sont les âmes dirigeantes pendant plusieurs années.

6 Citons Le Théâtre de Quat’Sous (1955), Les Apprentis-Sorciers (1956-1968), l’Estoc (1957-1967), l’Égrégore (1959-1968), Les Saltimbanques (1962-1968), le Théâtre international de Montréal (1958-1982) et le Théâtre d'Aujourd'hui (1968).

7 De retour de Paris, et marqué par le théâtre de Beckett et Ionesco, Jacques Languirand est l’un des premiers auteurs d’ici à faire appel à l’absurde dans ses pièces dès les années 1950. Les Insolites, par exemple, sera créé en 1956 au Théâtre Anjou (alors dirigé par Paul Hébert) et repris à Québec par l’Estoc en 1959.

8 Loranger et Dubé écrivent pour la télévision dès l'arrivée de ce médium au début des années 1950. Loranger est l’auteure de plusieurs téléthéâtres, dont Sous le signe du lion, diffusé en 1961 et repris en 1962. Après quelques pièces de facture plutôt classique, elle se tournera vers une écriture plus engagée et revendicatrice.

9 Plusieurs comédiens et artistes très connus feront leurs premiers pas dans ce théâtre en plein air, dont Robert Gravel, Jean-Louis Millette, Marcel Sabourin, Gilles Latulippe, Gabriel Arcand, Yvon Deschamps, Clémence Desrochers, etc.

10 Bien que quelques feuilletons radiophoniques ou télévisuels aient commencé à donner la parole à des personnages au langage coloré (notamment Les Belles Histoires des Pays-d'en-Haut) dans les années 1950, c’est dans le dernier tiers du XXe siècle que la langue du peuple affirme plus résolument sa place sur scène et en ondes, devenant une sorte de symbole d’affirmation nationale.

11 Les Belles-Sœurs, écrite en 1965, sera montée pour la première fois en 1968.

12 Dans un Québec alors en pleine transformation, les valeurs traditionnelles qui définissaient l’identité québécoise, toutes encadrées par la religion, sont remises en question et la langue devient « le ciment de la nation ». Les dramaturges se retrouvent donc sur la ligne de front. Ces débats s’incarnent d’abord dans Les Insolences du Frère Untel (1960), pseudonyme du frère mariste Jean-Paul Desbiens (1927-2006), un essai percutant qui est associé au début de la Révolution tranquille au Québec.

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