4.1 Création collective, théâtre féministe et théâtre expérimental

 

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Le Théâtre Populaire du Québec présente
T'en rappelles-tu Pibrac? ou le québécoi?,
par le Grand Cirque Ordinaire, avec la
collaboration de Georges Dor
(En médaillon : Raymond Cloutier en 1976)

Traditionnellement, l’activité théâtrale reposait sur le respect du texte et des indications de l’auteur, sur le rôle central du metteur en scène et sur des divisions en actes, temps et lieu bien précis. À la faveur du courant contestataire et revendicateur qui caractérise les années 1960 apparaissent de nouvelles manières de faire du théâtre. En démocratisant le processus de création et d’expression artistique, le théâtre prend ses distances de la tradition et se met au diapason des nouvelles idéologies qui secouent la société occidentale1. Ainsi voit-on poindre des pièces témoignant de la montée de la contre-culture, du féminisme, de la gauche politique, des visées égalitaires et de la remise en question de la hiérarchie, sans compter l’usage de niveaux de langue populaires (joual et chiac). Ces thèmes seront au cœur des motivations créatrices de toute une génération d’artistes, particulièrement au Québec.

La mère à boire (1979) : pièce
écrite et jouée par Danielle
Bissonnette, Denise Dubois et
Léo Munger, avec une mise en
scène de Suzanne Garceau.

L’époque est propice aux nouveautés : aussi les artistes de la scène expérimentent-ils de nouvelles règles de création faisant appel, entre autres, à l’improvisation et au travail en commun. Les comédiens sont dorénavant plus que de simples interprètes : ils participent ensemble à toutes les étapes de la création du spectacle, devenant à la fois auteurs, metteurs en scène et acteurs. C’est ce que l’on appelle la création collective. Plus de 400 productions de ce genre verront le jour au Québec entre 1965 et 1975 ! Ce type de fonctionnement servira plusieurs causes sociales sous l’impulsion de troupes variées comme Le Grand Cirque Ordinaire2 (1969-1977) qui se révolte contre le théâtre aliénant et promeut l’improvisation, Le Théâtre Euh! (1970-1978) qui défend la cause des ouvriers, les troupes de Jean-Claude Germain3 : Les Enfants de Chénier (1969-1971) et Les P’tits Enfants Laliberté (1971-1973), qui sont résolument politiques, le Théâtre Repère (1980-1994)4 qui crée à partir de « ressources sensibles », ou la troupe d’intervention féministe Le Théâtre des Cuisines (1973-1981)…

La dramaturge québécoise Carole Fréchette

La vague de remise en question culturelle et sociale des années 1960-1970 est particulièrement marquée par les revendications féministes. À l’instar de leurs consœurs de plusieurs pays, les Québécoises veulent dénoncer les nombreuses injustices dont elles sont victimes tout en revendiquant leur autonomie, l’accès équitable au marché du travail et la réappropriation de leur corps (contraception, sexualité, etc.). Pour ce faire, plusieurs moyens seront mis de l’avant. Certaines artistes feront du théâtre d’intervention et de sensibilisation destiné aux femmes des diverses couches sociales, notamment par le biais de la création collective, alors que d’autres monteront des spectacles d’envergure dont le retentissement marquera la société.

De haut en bas : Jean-Pierre
Ronfard dirigeant une répétition
de Vie et mort du Roi boiteux
à Espace Libre, 1981 ;
Ronfard et Anne-Marie
Provencher dans Lear de
J.-P. Ronfard d’après
Shakespeare, EM, 1977 ;
l’auteur Claude Gauvreau.

C’est en 1974 que Paule Baillargeon, Suzanne Garceau et Luce Guilbeault créent le premier « spectacle de femmes » : Un jour, mon prince viendra. Dans la mouvance de l’année internationale de la femme en 1975, plusieurs spectacles dénonciateurs se succéderont, marquant le théâtre féministe et collectif de cette période, dont Môman travaille pas, a trop d’ouvrage (Le Théâtre des cuisines, 1976) et surtout les pièces La Nef des sorcières5 (1976) et Les Fées ont soif6 (1978) de Denise Boucher. Après plusieurs représentations publiques déclenchant une véritable polémique, cette dernière pièce sera d’ailleurs interdite par injonction de la cour, parce que le texte est jugé blasphématoire. Cette injonction ne sera levée qu’en janvier 1979… ce qui en fait la dernière pièce à être condamnée par l'Église au XXe siècle! Ces pièces théâtralisent véritablement la prise de parole des femmes québécoises : volontairement provocateur par son langage cru et ses prises de position affirmées, ce théâtre « de femmes pour des femmes » vise à faire prendre conscience de l’universalité de la condition féminine. Cette volonté mène à la fondation du Théâtre expérimental des femmes à Montréal en 1979 par Pol Pelletier, Louise Laprade et Nicole Lecavalier.

Logo officiel du Théâtre du Nouveau Monde

Au Québec, cette période est aussi celle du théâtre expérimental. En 1975, Jean-Pierre Ronfard7 fonde le Théâtre expérimental de Montréal (TEM) avec Robert Gravel, Robert Claing et Pol Pelletier8. Leur travail de recherche les amène à élaborer une « non-méthode » qui consiste à remettre en question les composantes traditionnelles du théâtre : par exemple, on « joue » à modifier le rapport entre la représentation et le temps, le lieu et l’espace théâtral, la relation spectacle-spectateur et les canons esthétiques dominants. Au Théâtre du Nouveau Monde (TNM), Ronfard ose aussi mettre en scène les pièces extrêmement originales de deux dramaturges iconoclastes, soit Les oranges sont vertes (1972) et La Charge de l’orignal épormyable (1974) de Claude Gauvreau, ainsi que Ha ha!… (1978) de Réjean Ducharme. Mais Cependant, c’est sans doute Vie et mort du roi boiteux (1981) de Ronfard qui incarne le mieux cette démarche expérimentale. Ce spectacle, d’une durée de 15 heures (6 cycles), met de l’avant diverses esthétiques et mécanismes théâtraux qui deviendront rapidement la nouvelle norme. L’utilisation de l’intertextualité (citations d’auteurs classiques tels qu’Eschyle, Sophocle, Racine, et d’auteurs contemporains comme Brecht, Garcia Marquez, Tremblay…) ainsi que la présence d’anachronismes et d’éléments absurdes en font une création tout à fait hors de l’ordinaire, une œuvre phare qui donnera le ton au théâtre de la fin du XXe siècle.

Puis une véritable rupture se produit au début des années 1980, signant la fin des créations collectives, du « rêve collectif » et du théâtre poétique. Les belles heures du théâtre féministe sont aussi également terminées. M; malgré quelques nouveaux spectacles, la harangue revendicatrice ne passe plus la rampe. Des, de ces expérimentations théâtrales de cette décennie naîtra cependant le travail des écrivains scéniques de la génération suivante... dont le plus connu est certainement Robert Lepage.

1 Ce mode de création apparaît en Europe et en Amérique du Nord dans les années 1960. Les artistes canadiens seront influencés par des troupes américaines comme le Living Theatre et l'Open Theatre, de même que par des metteurs en scène européens tels que Roger Planchon, Peter Brook et Peter Cheeseman. Ce type de création connaît un réel engouement auprès des jeunes adultes de cette époque qui revendiquent le droit de s’exprimer librement et de transformer le monde.

2 Le Grand Cirque Ordinaire, sous la direction du Raymond Cloutier, voit l’acteur comme un poète participant. Dans l’esprit de l’art du cirque, cette troupe québécoise d’un genre nouveau vise une communication populaire teintée de vaudeville, de music-hall, de commedia dell'arte... sans négliger la dimension politique. L’improvisation, au cœur de leurs créations, est vue comme une métaphore du « pays qui s'invente ». Leurs productions, telles que T'es pas tannée, Jeanne d'Arc? (1969) et T'en rappelles-tu, Pibrac? (1971), seront jouées en tournée à travers le Québec et auront un profond impact sur le public et le monde du théâtre. Un exemple de procédé scénographique du Grand Cirque Ordinaire : dans T’es pas tannée, Jeanne d'Arc, on utilise des masques – un pour l’Église, un pour les Anglais, un autre pour la Justice – pour dénoncer la « mentalité de colonisés » des Québécois.

3 Jean-Claude Germain est actif dans le monde du théâtre québécois depuis la fin des années 1950. Créateur et pionnier infatigable, il fonde divers théâtres et des troupes en plus d’être écrivain, metteur en scène, critique et enseignant à l'École nationale de théâtre du Canada. On lui doit plusieurs textes dont Un autre grand spectacle d'adieu (1969), Si Aurore m'était contée deux fois (1970), Les Hauts et les bas d'la vie d'une diva (1974), Un pays dont la devise est « Je m'oublie » (1976), Les Nuits de l'indiva (1979) et la satire politique A Canadian Play/Une plaie canadienne (1979) dans laquelle comparaissent les premiers ministres canadiens Sir Wilfrid Laurier, Louis Stephen Saint-Laurent et Pierre Elliott Trudeau, tous trois accusés d’avoir sanctionné la vision du Canada contenue dans le rapport Durham. Source : http://www.aqad.qc.ca

4 Les Cycles Repère sont une approche de création collective schématisée en quatre étapes : la ressource, la partition, l'évaluation et la représentation. La ressource peut être une chose visuelle, tactile, olfactive, sonore, peu importe, mais elle doit être concrète et, surtout, elle doit s’imposer aux créateurs et alimenter leur sensibilité. La ressource est donc un déclencheur. Cette approche est importée de Californie par Jacques Lessard, qui fondera avec Irène Roy et plusieurs autres le Théâtre Repère en 1980 : Robert Lepage y fera ses débuts.

5 La Nef des sorcières est le résultat d’un collectif d’auteures, soit Marthe Blackburn, Marie-Claire Blais, Odette Gagnon, Luce Guilbeault, Pol Pelletier et France Théoret. Le texte se divise en six monologues de six archétypes féminins. S’avançant vers l’avant-scène, elles dévoilent, une à une, les injustices d’un monde avilissant. Incapables, semble-t-il, de communiquer entre elles, ces femmes offrent au monde des hommes une vue inédite de l’univers féminin. On reprochera à La Nef de manquer de théâtralité, d’être trop statique, vulgaire, extrémiste… Du moins aura-t-elle suscité la réflexion, ce qui était sa volonté première.

6 Les Fées ont soif, de Denise Boucher, est peut-être le plus « scandaleux » des spectacles féministes. À l’instar de La Nef des sorcières, cette pièce repose sur des monologues et met en scène des archétypes féminins, mais doublés d’un référent à la religion catholique : la vierge (la Sainte-Vierge), la mère (Marie), la putain (Madeleine). Le Conseil des Arts de la région de Montréal, premier organisme subventionnaire du genre au Canada, tentera d’en empêcher la présentation en menaçant de couper des subventions au Théâtre du Nouveau Monde où elle a été créée.

7 Jean-Pierre Ronfard (1929-2003) a été le premier directeur de la section française de l’École nationale de théâtre du Canada en 1960, tout en poursuivant une prolifique carrière de metteur en scène et de professeur.

8 Une séparation, nécessaire, mène à la création de deux théâtres de recherche en 1979 : le Nouveau théâtre expérimental de Montréal - NTE (Ronfard, Gravel, Claing et Anne-Marie Provencher) et le Théâtre expérimental des femmes - TEF (Pelletier, Louise Laprade et Nicole Lecavalier). Ronfard et ses acolytes s’orientent dans une recherche esthétique, alors que Pol Pelletier est décidément engagée dans une quête revendicatrice sociopolitique. En 1981, le NTE s’associe à Carbone 14 et Omnibus, pour fonder un lieu de recherche : l’Espace libre.

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