Affiche du Festival régional étudiant de
Susbury «12 spectacles communautaires,
6 et 7 septembre 1980»
Ailleurs qu’au Québec, le théâtre se modernise et connaît aussi des transformations importantes, mais d’un autre ordre. En effet, le monde théâtral dans les communautés francophones en situation minoritaire au Canada doit traditionnellement composer avec des difficultés qui lui sont propres. D’abord, on ne trouve qu’un petit bassin de créateurs francophones locaux, en comparaison d’une surabondance d’auteurs européens et québécois. En second lieu, on doit continuellement se battre pour maintenir une vie culturelle en français face à la majorité anglophone, mieux pourvue en ressources, à commencer par le combat pour l’enseignement en français qui est partout le dossier prioritaire. Dans le dernier quart du XXe siècle, on verra néanmoins ces obstacles s’aplanir progressivement grâce au travail acharné d’individus et de groupes dynamiques. C’est pourquoi le théâtre en français connaîtra un essor majeur dans l’Ouest, en Ontario et en Acadie.
Dossier de présentation de la
première édition du Festival
Théâtre Jeunesse, parrainé par
le Théâtre la Seizième, 1982
En 1974, quelques artistes francophones fondent la troupe du Théâtre la Seizième à Vancouver, en Colombie-Britannique. La première production de cette nouvelle compagnie sera… Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay. Cette troupe accède au statut professionnel en 1980, sous la direction de Denis Chouinard. Puis, à l’instigation de Réjean Poirier, la troupe se met à produire du théâtre jeune public dans la seconde moitié des années 1980, afin de répondre à la demande croissante de spectacles pour les jeunes francophones de la province. La Seizième fait régulièrement des tournées dans les écoles élémentaires et secondaires en plus d’y offrir des ateliers d’art dramatique : depuis sa fondation, elle a rejoint près de 14 000 étudiants1!
Quelques productions et comédiens de
l’Unithéâtre, 1971-1975
En Alberta, L’UniThéâtre d’Edmonton, de même que le Théâtre français d’Edmonton, sont fondés en 1967. L'UniThéâtre se donne pour mission de produire surtout des textes contemporains de dramaturges franco-albertains, telles France Levasseur-Ouimet et Manon Beaudoin. Il devient ainsi un important promoteur des artistes professionnels de la province. En 1977, quelques artistes fondent aussi La Boîte à Popicos, une troupe professionnelle proposant du théâtre jeune public. L’UniThéâtre, le Théâtre français d’Edmonton et la Boîte à Popicos fusionneront en 1992 – en conservant le nom d’UniThéâtre – afin de consolider le théâtre franco-albertain2.
Les années 1970 s’avèrent aussi une période charnière en Saskatchewan, entre autres grâce à la création de la troupe de théâtre universitaire Unithéâtre (à ne pas confondre avec son homonyme d’Edmonton), fondée par Ian Nelson à l’Université de la Saskatchewan. Au cours des mêmes années, des stages de formation sont mis à la disposition des jeunes artistes fransaskois. L’Unithéâtre présentera plus de vingt spectacles de théâtre amateur au cours des quinze années suivantes, soit plus d’une production par année3! Toujours en Saskatchewan, la compagnie La Troupe du Jour est créée en 1985, sur la base d’une longue tradition communautaire, afin de promouvoir l’identité fransaskoise par le biais de spectacles dramatiques de qualité, tout en offrant de la formation théâtrale et scénographique.
Le Cercle Molière : l’équipe de V’la
Vermette, de Roger Auger (1978)
Plus à l’est, le pionnier Roland Mahé assure la survie du théâtre en français au Manitoba, grâce à son implication de longue date comme directeur artistique du Cercle Molière, la principale troupe francophone de cette province4. Depuis 1970, le Cercle Molière intègre à son répertoire plusieurs pièces écrites par des auteurs franco-manitobains, tels Roger Auger, Réal Cenerini, Jean-Pierre Dubé, Claude Dorge, Irène Mahé et Marc Prescott. À deux reprises, en 1986 et 2000, notamment pour marquer le 75e anniversaire de sa fondation, le Cercle Molière présente deux saisons entièrement franco-manitobaines! Pendant cette période, la relève est au cœur des préoccupations de la troupe, qui supervise notamment le Festival théâtre jeunesse5 en plus de chapeauter, depuis 1985, le théâtre du Grand Cercle qui valorise le théâtre auprès des jeunes. Le Cercle Molière joue ainsi un rôle d’animation prépondérant dans la communauté franco-manitobaine.
C’est au début des années 1970 que l’on assiste à la véritable naissance du théâtre franco-ontarien6, notamment grâce à l’organisme de promotion Théâtre Action, créé en 1972, et au premier festival de théâtre franco-ontarien qu’il organise en 1974. Six troupes professionnelles occupent alors le haut du pavé : Le Théâtre du Nouvel-Ontario de Sudbury, La Vieille 17 de Rockland7, La Corvée de Vanier, Le P'tit Bonheur de Toronto, Le Théâtre des Lutins ainsi que Catapulte et Trillium à Ottawa, auxquelles s’ajoutent une trentaine d'autres troupes amateurs et professionnelles, dont le Théâtre français de Toronto créé en 1967. Ces troupes présentent des pièces du répertoire franco-canadien – notamment ontarien, avec Jean-Marc Dalpé, Patrice Desbiens et Robert Marinier – et québécois, dont Michel Tremblay. On met aussi à l’affiche du théâtre français classique et contemporain, comme Molière, Cocteau et Anouilh, et de grandes pièces du répertoire international, par exemple de Tchekhov, Goldoni, Tennesse Williams, et autres. La proximité avec le Québec, dont la dramaturgie est alors bien établie, force les auteurs franco-ontariens à mettre en place un théâtre distinctif qui fait appel à leurs traditions propres. À l’instar d’autres francophones du Canada, ils puiseront d’abord dans leur riche tradition orale, héritée des contes traditionnels et de l’univers omniprésent de la religion catholique. La dramaturgie américaine sera également une source d’inspiration importante.
Scène de la création collective Moé
J’viens du Nord Stie, avec
André
Paiement, Gaston Tremblay et
Denis Courville, 1971.
André Paiement est l’un des premiers dramaturges à avoir mis en scène de façon marquante la réalité des Franco-Ontariens. La force de ses personnages est indéniable : Médéric Boileau, par exemple, est le « prototype d'une génération passée qui ne comprend rien à la vie moderne » et qui se résigne à disparaître, comme « la majorité des Franco-Ontariens sont résignés8 ». Avec ses pièces, dont Moé, j'viens du Nord, stie, La vie et les temps de Médéric Boileau (des créations collectives), et Lavalléville (écrite seul), ainsi que par son implication comme co-fondateur du Théâtre du Nouvel-Ontario en 1970 et comme musicien du groupe CANO, Paiement a contribué de manière décisive non seulement à la dramaturgie, mais aussi à la construction de l'identité franco-ontarienne9.
En Acadie, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, quelques troupes professionnelles voient le jour et contribuent à la diffusion d’œuvres théâtrales acadiennes. Le Théâtre Populaire d'Acadie, à Caraquet, se montre très dynamique : on y présente notamment des pièces dramatiques de Jules Boudreau tels Louis Mailloux (1975) et Cochu et le Soleil (1977), dans lesquels les questions linguistiques et identitaires sont omniprésentes10. Moncton s’avère un autre pôle culturel très important en Acadie, avec la coopérative de théâtre L'Escaouette ainsi que le Théâtre Amateur de Moncton. C’est d’ailleurs cette dernière troupe qui présentera Les Pêcheurs déportés de Germaine Comeau, en 1976, puis L'Amer à boire, l’une des premières pièces d'Herménégilde Chiasson, en 197711. Il faut aussi mentionner le travail de passionnés tels que Jules Chiasson et Jean-Douglas Comeau en Nouvelle-Écosse, et Paul Gallant à l'Île-du-Prince-Édouard, qui permet au théâtre acadien de survivre et même de s’épanouir dans ces toutes petites communautés. Le théâtre acadien bénéficie cependant d’une diffusion limitée hors de l’Acadie, car les pièces sont rarement publiées.
- Antonine Maillet, écrivaine,
dramaturge
et académicienne,
12 décembre 1984.
- Couverture de La Sagouine,
éditée
chez Bibliothèque
Québécoise.
Antonine Maillet est sans contredit l’auteure acadienne la plus connue, en particulier pour sa pièce La Sagouine et son roman Pélagie-la-charrette (Prix Goncourt en 1979). Elle commence à écrire pour le théâtre en 1968 avec Les Crasseux. Puis, en 1971, la troupe amateur de Moncton Les Feux Chalins crée sa pièce La Sagouine, qui connaîtra un succès retentissant avec son unique interprète Viola Léger. Le théâtre acadien lui doit une bonne partie de sa vitalité grâce à plusieurs pièces successives telles Gapi et Sullivan (1973), Évangéline Deusse (1975), La veuve enragée (1977), La contrebandière (1981), et autres, qui sont toutes créées et publiées à Montréal. Depuis 1992, Antonine Maillet est de retour sur la scène acadienne avec la production toujours renouvelée de textes interprétés par les comédiens-animateurs du Pays de la Sagouine, à Bouctouche. Le milieu des années 1980 voit aussi apparaître un artiste acadien plurisdisciplinaire, Herménégilde Chiasson, dont le travail théâtral, poétique et artistique aura une grande influence, tant en Acadie qu’ailleurs dans la francophonie.
Ainsi, dans les diverses provinces, le théâtre en français constitue une activité de rassemblement, d’identification linguistique et culturelle et, surtout, un mécanisme de diffusion de l’identité distinctive des divers Franco-Canadiens.
1 http://www.seizieme.ca/la-compagnie/presentation.
2 http://www.lunitheatre.ca/compagnie/historique.html.
3 La Commission culturelle fransaskoise, p. 35.
4 Né à Winnipeg en 1940, Roland Mahé devient membre du Cercle Molière en 1961. Après des études à l'École nationale de théâtre à Montréal, en 1965, il étudie ensuite pendant un an à l'École supérieure d'art dramatique à Strasbourg. De retour à Winnipeg en 1967, il prend la direction du Cercle Molière et en devient le premier directeur artistique à temps plein. http://canadianencyclopedia.ca/index.cfm?PgNm=TCE&Params=F1ARTF0009121
5 Créé en 1970, cet événement permet à des centaines d’élèves venant des écoles secondaires françaises et des écoles d’immersion française de jouer dans de courtes pièces en français.
6 CHEVRIER, Michel, Le théâtre franco-ontarien : La récupération des traditions orales dans le drame contemporain, disponible en ligne à : http://www.carleton.ca/califa/theatre.htm.
7 La Vieille 17 a été fondée par Robert Bellefeuille, Roch Castonguay, Jean-Marc Dalpé et Lise L. Roy, avec l’objectif de développer le théâtre de création dans l'Outaouais ontarien. Cette troupe connaît le succès dès le premier spectacle, Les Murs de nos villages, en 1979.
8 CHEVRIER, Michel, Le théâtre franco-ontarien : La récupération des traditions orales dans le drame contemporain.
9 Son premier texte écrit en collaboration, Moé, j'viens du Nord, stie, est créé en 1970, alors qu’il est membre de la Troupe universitaire de la Laurentienne, sous la direction du père Pierre Bélanger. Jusqu’en 1972, il participe à diverses tournées avec la Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario. Par la suite, il participe à la création et met en scène La vie et les temps de Médéric Boileau, puis il écrit et met en scène Lavalléville, présentées en tournée entre 1973 et 1978. Sa mort tragique, en 1978, met fin abruptement à une brillante carrière artistique. http://www.francoidentitaire.ca/ontario/texte/T0475.htm.
10 http://www.thecanadianencyclopedia.com/index.cfm?PgNm=TCE&Params=F1ARTf0011634
11 Cet artiste aux multiples talents : dramaturge, poète, cinéaste et peintre prolifique, occupera aussi le poste de Lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick de 2003 à 2009.