4.3 Renouveau dramaturgique et réseaux culturels à travers le Canada

 

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Carbone 14 – Le Dortoir

Le début des années 1980 voit apparaître une nouvelle génération d’auteurs déterminés à repousser les limites du théâtre et à prendre place sur l’avant-scène artistique. Après les créations collectives des décennies précédentes, la vision du créateur redevient le pivot central de la production théâtrale. Sous l’impulsion de ces jeunes auteurs émerge alors une nouvelle écriture dramaturgique, tandis que de nouveaux idéescanaux d’échange et de diffusion surgissent, d’un bout à l’autre du pays.

Certains des éléments clés de ce renouveau dramaturgique sont la rupture de la linéarité du récit, qui ne va donc plus du début jusqu’à la fin de façon suivie, la fragmentation des personnages, qui n’auront plus nécessairement d’individualité propre, ainsi que l’emploi de références (directes ou nonindirectes) à d’autres textes dramatiques… On pourra même incorporer une pièce dans une autre. On délaisse l'usage de la langue populaire pour revenir à une écriture plus littéraire et correcte, sans abandonner cependant l’expérimentation sur la langue. Le dramaturge Daniel Danis, par exemple, utilise un langage dramatique parsemé de mots inventés afin de déstabiliser le public! Enfin, les thèmes privilégiés seront davantage individuels et intimes. Cette nette rupture avec les thématiques plus collectives des décennies précédentes est considérée comme une étape charnière dans l’évolution du théâtre actuel, particulièrement au Québec, mais aussi chez plusieurs dramaturges du Canada français.

Ian Nelson, Adrienne Sawchuk,
Madeleine Blais-Dalhem
et Laurier Gareau

Ainsi, la décennie théâtrale 1980 s’ouvre au Québec sur Rêve d’une nuit d’hôpital, de Normand Chaurette, et Panique à Longueuil, de René-Daniel Dubois, des textes qui représentent bien cette nouvelle dramaturgie. Dubois, polémiste, commentateur et, bien sûr, auteur, écrit le texte marquant Being at home with Claude en 1986. Ce huis clos, sous la forme d’une enquête policière racontée à rebours, dépeint les motivations tortueuses d’un jeune prostitué montréalais qui avoue avoir tué son amant, mais sans expliquer son mobile. Les Feluettes ou la Répétition d’un drame romantique (1985-86) de Michel Marc Bouchard est un autre texte qui marquera les années 1980 par sa structure originale : tragédie de forme classique, théâtre dans le théâtre, intertextualité, homosexualité, amour sacrifié, sont les ingrédients qui font de cette pièce un jalon de la nouvelle dramaturgie1. D’autres auteurs choisissent de privilégier le corps et le mouvement : les chorégraphies deviennent entre leurs mains une forme d’écriture dramaturgique. Par exemple, au début des années 1980, Gilles Maheu crée Carbone 14 : cette nouvelle troupe propose un théâtre à la jonction du mime et de la danse2.

Dans l’Ouest, la nouvelle dramaturgie se développe et s’exprime surtout grâce à l’intense travail de promotion des compagnies théâtrales, tout particulièrement le Cercle Molière (Winnipeg), la Troupe du Jour (Saskatoon), l’UniThéâtre (Edmonton) et la Seizième (Vancouver). Plusieurs auteurs talentueux, dont Raoul Granger, Adrienne Sawchuk, Ian Nelson et Madeleine Blais-Dahlem, font leurs premières armes au sein de ces institutions. Par ailleurs, la Troupe du Jour et l’UniThéâtre créent, en 1997, le Festival de la dramaturgie des Prairies3 : cet événement permet la production de textes locaux, parmi lesquels Chute libre, des auteurs de la Colombie-Britannique Mélissa Poll, Craig Holzschuh, Alain Jean et Stephan Cloutier, ainsi qu’Ici-ailleurs, de l’Albertaine Josée Thibeault, Maudit Tartuffe, du Fransaskois Laurier Gareau, ou encore La grotte, du Manitobain Jean-Pierre Dubé. À Vancouver, le Programme de développement dramaturgique (mis sur pied par la troupe La Seizième) continue de soutenir des auteurs dramatiques britanno-colombiens en leur commandant des œuvres dramatiques. Depuis ses débuts en 2001, ce programme a permis la réalisation de sept nouveaux spectacles, dont Des Flocons pour Alicia de Lyne Barnabé.

Création de la pièce Le Chien (1988) de Jean Marc Dalpé,
avec Roy Dupuis et Roger Blay

Le romancier, poète et auteur franco-ontarien Jean-Marc Dalpé compte parmi les artistes de ce renouveau dramaturgique4. Diplômé du Conservatoire d'art dramatique de Québec et cofondateur du Théâtre de la Vieille 17, il a collaboré pendant plusieurs années au Théâtre du Nouvel-Ontario. Il a coécrit plusieurs textes, dont Hawkesbury Blues (1982) et Nickel (1984) avec Brigitte Haentjens, ainsi que Les Rogers (1985), avec Robert Marinier et Robert Bellefeuille. Sa première pièce solo, Le Chien, est un succès marquant qui lui mérite le Prix du Gouverneur général du Canada en 1988 et le Prix du Nouvel-Ontario en 1989. Ce texte aux dialogues efficaces raconte le retour de Jay dans son petit village du Nord de l’Ontario, après sept ans d’absence, le jour même de l’enterrement de son grand-père5. À l’instar d’André Paiement dans les années 1970, Dalpé explore l'oralité du parler franco-ontarien. L’auteur aborde notamment la relation père-fils dans des échanges percutants : Jay –– « J’veux tu m’dises que j’suis correct! J’veux tu dises que tu m’aimes! J’veux tu me serres dans tes bras, Pa!  / Père –– J’peux pas. C’est trop tard6 ». Robert Marinier, Michael Gauthier, Claude Guilmain, Marc LeMyre et Stefan Psenak, pour n’en nommer que quelques-uns, représentent bien la richesse et la diversité de la nouvelle dramaturgie franco-ontarienne7 de cette période.

Le Christ est apparu au Gun Club,
d’Herménégilde Chiasson

Au Nouveau-Brunswick, c’est Herménégilde Chiasson qui incarne le mieux le renouveau dramaturgique acadien. Avec, notamment, La vie est un rêve (1994), Laurie ou la vie de galerie (1997) ou Le Christ est apparu au gun club (2003), Chiasson s’impose indiscutablement comme l’un des meilleurs auteurs dramatiques du Canada. Son utilisation de l’humour et de l’absurde, à travers une langue typée et des dialogues savoureux, n’est pas sans rappeler le travail du dramaturge français Eugène Ionesco. En présentant des situations de la vie quotidienne, en apparence triviales – par exemple Laurie et Euclide qui se préparent à boire de la bière : « le plus beau passe-temps qu’une parsonne peut trouver » – Chiasson manie habilement des thèmes sociaux plus sérieux, comme la folklorisation de la société acadienne, le chômage, le statut du français au Canada… Enfin, toujours au Nouveau-Brunswick, le Théâtre Amateur de Moncton permet à de nouveaux auteurs dramatiques de faire connaître leur travail, par exemple Roseline Blancard, René Cormier ou Laurier Melanson, tandis que le théâtre l'Escaouette monte des pièces jeune public, comme Le Pêcheur ensorcelé (1979) de Marie Pauline et Le Gros Ti-Gars (1985) de Gracia Couturier. De nouveaux dramaturges se distinguent aussi au niveau national, comme Emma Haché qui remporte le Prix du Gouverneur-général avec L’intimité, en 2004.

Jeunes lecteurs, Ottawa, 1984.
La revue Liaison, fondée en 1978 à
l'initiative de Théâtre Action, est
devenue au fil des ans le magazine
culturel de l'Ontario français

Au cours des ans, plusieurs compagnies et troupes francophones se dotent de structures permettant la circulation des auteurs et des metteurs en scène d’un bout à l’autre du Canada. Cette institutionnalisation de l’art théâtral permettra un encadrement de la formation, de la création et de la diffusion des œuvres. Par exemple, en 1978, l’organisme Théâtre Action franchit une étape de plus en lançant le magazine Liaison, destiné à promouvoir les compagnies théâtrales franco-ontariennes et leurs productions, tandis que des éditeurs comme Le Nordir et surtout Prise de parole, contribuent à diffuser la dramaturgie locale au-delà des frontières de l’Ontario. Les efforts de réseautage s’accentuent tout particulièrement dans la décennie 1990, alors que les compagnies de théâtre de l’Ouest établissent de plus en plus de collaborations entre elles et avec celles de l’Ontario, de l’Acadie et du Québec (via le Centre des Auteurs dramatiques de Montréal). La création de l’Association des théâtres francophones du Canada, ainsi que de l’Association des Compagnies de théâtre de l'Ouest à la fin des années 1990, vient encore soutenir cette volonté de se structurer. Naturellement, les créateurs du monde théâtral bénéficient largement de cette ouverture favorisant la diffusion de leur travail hors des frontières provinciales, voire nationales.

1 On y retrouve aussi une «pièce dans la pièce» : le texte met en scène un groupe d'ex-prisonniers qui montent un spectacle exclusivement pour l'évêque Jean Bilodeau, qu’ils ont séquestré pour le forcer à « voir ou revoir » ces événements ayant eu lieu quarante ans plus tôt, alors que certains d’entre eux étaient étudiants au collège où enseignait Bilodeau. http://www.michelmarcbouchard.com/pieces-29.html.

2 Maheu produira Le rail (1983) et surtout Le dortoir (1988). L’adaptation cinématographique de cette dernière pièce par François Girard s’est mérité quatorze prix internationaux, dont un Emmy Award-New York (1991) et un FIPA d’or à Cannes (1992). Maheu entretiendra aussi une relation particulière avec l’œuvre de Heiner Müller, dont il tirera notamment Hamlet-Machine (1987), Rivage à l’abandon (1990) et Peau, chair et os (1991).

3 Les concours de théâtre constituent une belle plateforme pour soutenir les arts de la scène. Par exemple, en 2000-2001, alors que le Cercle Molière fête ses 75 ans, la troupe propose Happening 2000, une saison entièrement consacrée à la francophonie manitobaine dans laquelle les meilleurs textes issus d’un concours organisé par le Cercle Molière sont montés et publiés.

4 Dalpé enseigne l'écriture dramatique à l'École nationale de théâtre du Canada depuis 1995. Il est membre de l'Ordre des francophones d'Amérique. En 2007, sa pièce, Août – un repas à la campagne, a remporté le Masque du texte original. On consultera avec bonheur le récent ouvrage de François Paré et Stéphanie Nutting consacré à Jean-Marc Dalpé : Jean Marc Dalpé  : ouvrier d'un dire, publié en 2008. http://www.cead.qc.ca/repw3/dalpejeanmarc.htm

5 L’action se déroule sur une période de quelques jours, mais nous entraîne dans un collage de monologues habilement enchaînés, du début du siècle à aujourd’hui. C’est ainsi que chacun des personnages nous raconte sa vie, sa perspective, ses souvenirs et nous offre son point de vue sur les différents drames qui ont ponctué la vie de cette famille et contribué à son éclatement. Sylvain Marois, Théâtre franco-ontarien, Canadian Literature, no. 177, été 2003, p. 136-138

6 DALPÉJean-Marc Dalpé, Le Chien, Prise de parole, p. 48.

7 Sylvain Marois, Théâtre franco-ontarien, Canadian Literature, no. 177, été 2003, p. 136-138

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