4.4 Écriture scénique, multimédia et éclatement des frontières théâtrales

 

Relire l'introduction

Théâtre l’Escaouette, Vie d'cheval (2007)

Au tournant du nouveau millénaire, l’essor des technologies et des arts numériques donne une formidable impulsion à l’univers théâtral. De plus en plus de créateurs se mettent à écrire « pour la scène », en fonction des moyens techniques et des artifices technologiques dont ils disposent, tandis que les metteurs en scène, scénographes et autres artisans de la scène inventent le théâtre multimédia. En fait, il s’agit du prolongement naturel du théâtre expérimental qui guidait les artistes dans les années 1970, alors que l’on faisait appel aux projections vidéos ou photographiques pour renforcer la conception scénique… à la différence que les possibilités offertes par l’informatique et le numérique sont décuplées. Réciproquement, le théâtre influence lui aussi ces technologies, puisque les arts de la scène ont parfois orienté ou conditionné les nouveaux développements de la vidéo, de l’informatique et du numérique.

Si des groupes comme Zoopsie (1979), Opéra-Fête (1980) ou Agent Orange (1982) ont pu agir comme des précurseurs en intégrant les projections vidéos à leurs productions scéniques, ce sont des auteurs innovateurs comme Normand Canac-Marquis, René Richard Cyr et Dominic Champagne qui, les premiers, développent une démarche résolument multimédia. Champagne se démarquera au début du XXIe siècle par ses extraordinaires mises en scène de spectacles du Cirque du Soleil1. En 2010, il innovera encore avec Paradis perdu, une fable écologiste à grand déploiement mélangeant effets spéciaux en 3D, projections, musique et comédiens sur scène. Le dramaturge et metteur en scène Daniel Danis s’intéresse aussi aux arts numériques : ces derniers décuplent les possibilités du théâtre et permettent de travailler la scène avec ces nouveaux « acteurs » que sont l’imagerie et le son, lorsqu’on les programme pour interagir en temps réel2.

Exemple de procédé scénique employé
par la Troupe du Jour, 2008

Outre leur dimension spectaculaire, les technologies ont parfois des applications très utilitaires. La Troupe du Jour, de la Saskatchewan, en a fourni un exemple éloquent en élaborant toute une gamme de procédés scéniques jouant sur le bilinguisme : reprises étonnantes de scènes, dédoublement de comédiens et de comédiennes, apparition de surtitres… Ces tactiques permettent au public anglophone de passer outre la barrière linguistique et d'assister à des représentations de théâtre en français! Par la force des choses, la Troupe du Jour est ainsi devenue une sorte de laboratoire dans les domaines de la dramaturgie et du jeu des acteurs, mais aussi de la scénographie multimédia et de la langue3.

Robert Lepage : affiche de
Dragon bleu, 2010

L’artiste qui incarne de façon exemplaire l’écriture scénique contemporaine4 est assurément le Québécois Robert Lepage. Il joint le Théâtre Repère en 1980 et propose, quelques années plus tard, Circulation (1984), qui sera présentée à travers le Canada et recevra le prix de la meilleure production canadienne. Cette première œuvre marquante contient déjà les éléments qui deviendront sa signature : projections d’images, utilisation d’objets banals (comme un ruban à mesurer) et, bien sûr, usage de technologies numériques. Lepage poursuit son exploration dramaturgique avec La Trilogie des dragons (1985), qui lui vaudra une reconnaissance internationale, Vinci (1986), Le Polygraphe (1987), dont il fera aussi un film en 1996, et Les Plaques tectoniques (1988). Les années 1990 confirmeront l’étendue de son talent, sa grande polyvalence, et feront de lui une véritable star de la scène internationale5

À l’étranger une grande originalité émergeront de ce centre de recherche en arts de la scène Lepage : son travail est devenu une référence de premier plan dans l’univers du théâtre et des arts de la scène contemporains.

Le dramaturge Wajdi Mouawad

Le paysage théâtral des trente dernières années a donc connu de multiples transformations au Canada français, notamment à la faveur de l’arrivée de dramaturges francophones provenant d’Europe, du Moyen-Orient et de l’Afrique. L’apport créatif des néo-canadiens – ce que certains appellent l’écriture migrante6 – remet en question le concept même d’identité! Mentionnons ici Marco Micone7, Abla Farhoud8, David Baudemont9, et surtout Wajdi Mouawad. C’est à Montréal que cet auteur, metteur en scène et comédien d’origine libanaise obtient son diplôme en interprétation de l’École nationale de théâtre, en 1991. Très avant-gardiste, Mouawad il sera remarqué dès ses premières mises en scène textes d’autres auteurs10, puisavant d’écrire et de monter ses propres textes. Auteur prolifique, on le connaît notamment pour ses quatre pièces Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, qui forment un cycle de plusieurs heures exploitant le thème de la quête d’identité sur fond de tragédie collective. Ces textes poétiques, truffés de références culturelles et de touches d’humour, sont servis par une scénographie spectaculaire, évoquant tour à tour le réalisme, le rêve, la lucidité et le lyrisme. La question des origines et l’omniprésence de la guerre marquent profondément l’univers créatif original de Mouawad. Tous ces auteurs de la francophonie, apportant avec eux un bagage culturel souvent très éloigné de la réalité d’ici, viennent enrichir considérablement la dramaturgie et ainsi que l’identité canadiennes.

En haut : Coma UnPluged (2007)
de Pierre-Michel Tremblay
En bas : Du pépin à la fissure (2000)
de Patrice Desbiens

Le théâtre et la dramaturgie francophones c mal an, de se développer à travers tout le pays. Outre la reconnaissance internationale des Michel Tremblay, Robert Lepage, Herménégilde Chiasson, Wajdi Mouawad ou Dominic Champagne, de nouveaux auteurs surgissent dans le paysage scénique. On peut notamment penser à Isabelle Hubert (Moby Dick, ou L'histoire d'Ishmaël..., 2001 ; La robe de Gulnara, 2007), Anne-Marie Olivier (Gros et Détail, 2003 ; Le psychomaton, 2007) ou Cédric Landry (Pierre-Luc à Isaac à Jos, 2008, finaliste pour le Prix Michel-Tremblay 2009, qui sera porté à l’écran en 2010 ou 2011), ou Mélanie F. Léger (Roger, Roger, 2005 ; Je… adieu, 2010) : tous ces jeunes créateurs auteurs constituent une relève dramaturgique prometteuse. En définitive, l’intense bouillonnement créatif la créativité qui anime la scène théâtrale actuelle confirme l’indiscutable vigueur la bonne santé du théâtre d’expression française au Canada!

1 Varekai (2002), Zumanity (2003), et enfin Love (2006), spectacle du Cirque du Soleil basé sur l’œuvre musicale des Beatles et présenté à Las Vegas.

2 Tiré d’une entrevue intitulée « C’est quoi les arts numériques » datée du 1er avril 2009.

3 Louise H. Forsyth, «La Troupe du Jour, théâtre professionnel francophone de Saskatoon», Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française [en ligne] www.ameriquefrancaise.org.

4 La notion « d’écriture scénique », diffère de « l’écriture dramatique » : la première relève entièrement du domaine du théâtre et désigne « par métaphore, la pratique de la mise en scène », alors que la deuxième est d’abord un texte écrit qui appartient au domaine de la littérature et, potentiellement, à celui du théâtre.

5 La diversité de son travail et de son inspiration favorise sa renommée internationale. Il a monté A Midsummer Night’s Dream (1992), ce qui fera de lui le premier Nord-Américain à diriger une pièce de Shakespeare au Royal National Theatre de Londres. Il a aussi collaboré avec le chanteur Peter Gabriel (1993 et 2002), avec Le Cirque du Soleil ( en 2004, Totem en 2010) et il a créé le désormais célèbre Moulin à images à Québec (depuis 2008). Depuis peu, Lepage signe aussi la mise en scène d’opéras, dont The Rake’s Progress (2007), d’Igor Stravinsky et plus récemment l’Anneau de Nibelung de Wagner au Metropolitan Opera de New York. Il compte aussi quelques films à son actif.

6 L'écriture migrante constitue un courant d'hybridité culturelle qui « reconnaît une multiplicité des savoirs prenant des configurations diverses et variées ». (Daniel Chartier, Voix et Images, vol. XXVII, no 2 (80), hiver 2002, p. 303-304).

7 Marco Micone, auteur et traducteur, est né en Italie en 1945. Il arrive à Montréal en 1958 où il fait des études en littérature québécoise et s’intéresse particulièrement à l’œuvre de Marcel Dubé. Micone a écrit trois pièces de théâtre sur la condition immigrante : Gens du silence (1982), Addolorata (1984) et Déjà l'agonie (1988). On lira avec intérêt son magnifique poème Speak what (Jeu, no 50, mars 1989) en réponse au Speak White (1968) de Michèle Lalonde. http://auteurs.contemporain.info/marco-micone/.

8 Abla Farhoud, Libanaise d’origine, vit au Québec depuis le début des années 1950. Elle est l’auteure de plusieurs textes dramatiques dont Les filles du 5-10-15¢, son premier texte, créé au Théâtre de Quat'Sous en 1986. Ses textes ont été joués ici et à l’étranger où ils ont connu le succès et diverses récompenses, dont le Prix Arletty en 1993 et le Prix de Théâtre et Liberté pour La Possession du Prince (1993).

9 D'origine française, Baudemont est maintenant établi en Saskatchewan et a notamment écrit pour la Troupe du Jour (Deux frères, 2007).

10 Les premières mises en scène de Mouawad sont celles de textes de son frère Naji Mouawad : Al Malja (1991) et L’Exil (1992). Il s’intéressera à la dramaturgie universelle, dont Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline en 1992, Tu ne violeras pas de Edna Mazia en 1995, ou encore Trainspotting de Irvine Welsh en 1998, mais aussi aux textes de Sophocle, Tchekhov, Shakespeare, Pirandello, etc.

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